Dead Ringers
- Albert Caporossi
- 10 juil.
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 21 août
Plongée dans l'Abîme de l'Addiction sous le microscope de Cronenberg.
Le cinéma de David Cronenberg a toujours disséqué avec une précision chirurgicale les frontières troubles entre le corps et l'esprit. Son thriller psychologique de 1988, Dead Ringers (Faux-Semblants en français), en est l'une des illustrations les plus saisissantes. Le film explore la descente aux enfers de jumeaux gynécologues dont la relation fusionnelle est le terreau d'addictions qui les mèneront à une destruction inéluctable. Plus qu'un simple ressort scénaristique, l'addiction est ici le symptôme d'une crise identitaire profonde et le catalyseur d'une tragédie humaine.

En toile de fond, le film met en scène plusieurs "couches" de dépendance :
L'addiction aux substances : Principalement aux médicaments sur ordonnance comme les barbituriques, les sédatifs et les amphétamines. Cette consommation illustre la dépendance de professionnels de santé à des substances légales mais destructrices.
L'addiction affective et psychologique : La plus profonde est la co-dépendance maladive des jumeaux Elliot et Beverly Mantle. Ils vivent dans une relation symbiotique où l'un ne peut exister ou fonctionner sans l'autre.
L'addiction au pouvoir et au savoir : Elliot, le plus extraverti, montre une dépendance à sa position dominante sur son frère et ses patientes. On peut aussi y lire une addiction au savoir médical, qui est détourné pour alimenter des obsessions personnelles.
L’œuvre, l'époque et le contexte historique
L'action se situe dans les années 1980. Cette période est marquée par une hypervalorisation de la réussite professionnelle et une médicalisation croissante du corps, notamment féminin.
Le film critique la facilité avec laquelle les frères, en tant que médecins prestigieux, ont accès aux psychotropes. Ce contexte brouille la frontière entre l'usage thérapeutique et l'addiction, et la perception de cette dernière oscille entre une faiblesse morale et une maladie.
Cronenberg évite majoritairement le cliché du "drogué marginal. Les frères Mantle sont des professionnels brillants et respectés, au sommet de leur carrière. Le film démontre ainsi que l'addiction transcende les classes sociales. Cependant, il joue avec certains archétypes :
* L'image de l' addict comme un génie fragile et torturé, incapable de gérer la pression, incarné par Beverly.
* Le rôle de la femme fatale, ici l'actrice Claire Niveau, qui initie Beverly aux drogues et agit comme un déclencheur de sa chute.
Le film présente l'addiction comme une maladie complexe et multifactorielle. Elle n'est pas dépeinte comme une simple faiblesse de caractère, mais comme la manifestation d'une profonde vulnérabilité psychologique. Pour les jumeaux, la toxicomanie est le symptôme de leur mal-être identitaire et de leur incapacité à exister séparément. Elle est une conséquence de leur "fatalité psychique" fusionnelle.
Sur les Personnages : Les Visages de l'Addiction
En observant ces trois personnages, tous accros, Cronenberg en profite pour attribuer des traits de caractères, généralement attribuées aux addicts. À ce stade, il convient de souligner la performance magistrale de Jeremy Irons, qui a su donner aux jumeaux des personnalités uniques, grâce à un développement impressionnant des personnages, au point qu'on les distingue simplement par leurs expressions faciales.
* Beverly Mantle : Il est le plus sensible des deux. Il est dépeint comme timide, introverti, fragile, passif et en proie à l'isolement émotionnel et à la culpabilité.
*
Elliot Mantle : En apparence charismatique et dominateur, il révèle une recherche de puissance et un besoin de contrôle, mais se montre finalement tout aussi dépendant de son frère.

Leur trait commun est une dépendance affective extrême et une identité fuyante, qui constituent le terreau de leur addiction partagé.
L’addiction est centrale dans le développement des personnages. Elle n'est pas un simple élément dramatique, mais le moteur de la chute des personnages. Elle agit comme le catalyseur de leur désintégration psychologique et professionnelle, rythmant la chronologie de leur déchéance.
L'addiction détruit progressivement toutes leurs relations. Elle empoisonne la relation amoureuse de Beverly avec Claire en créant paranoïa et méfiance. Sur le plan professionnel, elle mène à des erreurs médicales. Surtout, elle redéfinit et anéantit la relation entre les deux frères, les enfermant dans un huis clos mortifère qui renforce leur isolement mutuel.

David Cronenberg n'a pas publiquement évoqué d'expérience personnelle avec la toxicomanie. Son œuvre est plutôt traversée par des obsessions thématiques sur la psyché humaine, la transformation du corps et la maladie.

L'inspiration directe du film est l'histoire vraie des jumeaux Stewart et Cyril Marcus, deux gynécologues new-yorkais retrouvés morts en 1975 suite à une surdose de barbituriques, histoire romancée dans le livre Twins qui a servi de base au scénario.

Sur le Traitement Artistique : Filmer la Déchéance
Cronenberg utilise de puissantes métaphores visuelles comme procédés filmiques pour représenter l'addiction. Les instruments chirurgicaux "mutants" que Beverly fabrique en plein délire sont le symbole le plus marquant. Ils sont la projection de sa perception altérée et de sa psychose nourrie par la drogue. Le film se focalise aussi sur le point de vue de plus en plus confus de Beverly, plongeant le spectateur dans son état mental dégradé.

Comment la mise en scène traduit-elle l’état addictif ?
Lumière et décors : La mise en scène utilise une esthétique d'abord froide, clinique et aseptisée, qui devient progressivement sombre et chaotique, reflétant la désintégration psychique des jumeaux. Musique : La bande-son angoissante et oppressante d'Howard Shore, avec ses thèmes lancinants, crée un sentiment de malaise, de fatalité et mime la descente psychique.
Couleurs : L'utilisation du rouge vif sur les blouses chirurgicales contraste avec les teintes froides de l'environnement, symbolisant le sang, la violence intérieure et la passion déviante qui éclatent sous l'effet des substances.

Sur la Réception et l'Impact : Un Regard qui Dérange
À sa sortie, le film a été acclamé par la critique pour sa complexité psychologique, sa mise en scène et la performance de Jeremy Irons, qui a remporté de nombreux prix. Il a aussi été jugé dérangeant pour son approche clinique et sans concession. La représentation de l'addiction a été saluée pour son refus du sensationnalisme au profit d'une approche introspective et tragique .
Le film tend à déstigmatiser l'addiction. En la présentant non comme un échec moral, mais comme la conséquence de troubles psychologiques profonds, Cronenberg humanise ses personnages, même dans leur folie. Il montre que la maladie peut toucher les individus les plus brillants et fonctionnels, invitant à une forme d'empathie.
L’addiction est montrée comme un problème individuel et sociétal. Bien que centrée sur le drame intime et psychologique des jumeaux, l'œuvre questionne aussi un système médical complice qui, par son accès facilité aux substances, peut devenir le propre fossoyeur de ses praticiens.
Addictions Modernes et Représentations Sociales
Bien que Dead Ringers se concentre sur les substances, sa thématique de la dépendance fusionnelle résonne avec les addictions comportementales modernes. La série remake de 2023 avec Rachel Weisz explore d'ailleurs plus directement des formes de dépendance liées à la technologie médicale et aux normes de réussite contemporaines.
Le film de 1988 dépeint la dépendance aux médicaments comme étant socialement tolérée, voire encouragée au sein des élites. Il offre également une vision critique de la médicalisation extrême de la féminité.
Passage Révélateur
Un passage particulièrement frappant est celui où Beverly, en plein délire paranoïaque, justifie son besoin de créer de nouveaux instruments chirurgicaux. S'adressant à Claire, il déclare, halluciné :
"I have to operate on the inside, Claire. I have to go inside to find the mutation. They've changed the women's bodies — they're all wrong."
(Traduction : "Je dois opérer à l'intérieur, Claire. Je dois aller à l'intérieur pour trouver la mutation. Ils ont changé le corps des femmes — ils sont tous anormaux.")
Cette citation illustre parfaitement la confusion entre la réalité et l'hallucination, la paranoïa induite par la dépendance, et le glissement terrifiant de la science vers une obsession pathologique, où le monde extérieur est perçu comme "mutant" pour refléter sa propre monstruosité intérieure.
Sitographies
Sources
Représentation des addictions dans Dead Ringers
La Gémelité monstrueuse
Dead Ringers
Une plongée abyssale
Article de blog
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